Le problème du linéaire b

Nouvelle interprétation des tablettes mycéniennes
©Enriqueta Martinotti ET Tina Martinotti

Depuis les recherches archéologiques menées sur la période mycénienne, il existe une richesse de documentation telle qu’on ne peut qu’admettre l’importance de la pratique religieuse dans le monde mycénien. Mais il existe un énorme hiatus entre cette évidence et les données qui découlent des lectures du linéaire b. A en croire les traductions des tablettes en linéaire b faites à ce jour, la littérature mycénienne était inexistante et les textes religieux accuseraient un retard considérable par rapport aux écrits sacrés égyptiens ou de la tradition mésopotamienne. Ceci se trouve en totale contradiction avec la sémantique qui découle des analyses iconographiques que prouve un transfèrement des motifs de l’art et des symboles1 égyptiens, syriens et égéens, et l’on parle d’un «répertoire international» 2 . L’obstacle se révèle plus évident encore si l’on tient compte du fait que l’art mésopotamien ou égyptien se déchiffrent au contraire de l’égéen car on ne trouve pas de supports dans le linéaire b 3. Cette réalité alarmante rend plus fragile la recherche dans le domaine de la religion mycénienne et ne s’accorde pas avec les succès
obtenus par l’archéologie.
Cette situation conduit à penser que le point faible dans la recherche est un problème dans la méthode de traduction des textes. En commençant par le T.M., on admet depuis Evans 4 que la quasi-totalité des signes hiéroglyphiques est passée ensuite aux syllabaires linéaires. On considère aussi que la glyptique néo palatiale des sceaux talismaniques représente des composants des sanctuaires et que les glyphes sont la figuration des objets d’un endroit sacré: «Le graveur préférait faire ‘induire’ le sujet et sous-entendre son sens, en évitant même les indices qui pourraient le rendre trop limpide» 5. Si les glyphes étaient consacrés à la sphère religieuse et si les mycéniens- qui ont généré la période des Grands Palais en Crète – possédaient une évidente maîtrise de ces symboles sacrés, pourquoi l’écriture mycénienne était-elle tellement vide de signifiant cultuel? D’un autre côté, au-delà du déchiffrement par la méthode statistique effectué par Ventris, depuis le travail de Evans on constate que une très grande quantité de signes du linéaire B trouvent ses correspondants dans des autres systèmes syllabaires ou alphabétiques, avec les mêmes valeurs phonétiques ou presque, ces sont le cas dans le chypriote, le phénicien, l’étrusque, l’hittite, les écritures sinaïtiques, l’égyptien, le sumérien, et même dans les formes archaïques du grec. D’autre côté, les valeurs phonétiques d’une grande partie des signes semblent être composées comme des acronymes des objets quelques uns définis par Evans lui même. Tout ceci renforce les valeurs phonétiques du linéaire B, mais le problème persiste : en raison d’énormes lacunes dans les textes, on ne peut réaliser de traduction continue.
Si l’on compare avec des autres systèmes syllabaires, en spécial en ce que concerne les signes séparateurs des mots ou « interponctions », la méthode de traduction courante montre une autre distorsion : dans le cas du chypriote la fonction des interponctions n’est pas une règle fixe, par exemple dans le Bronze d’Idalion (29 :7), on trouve jusqu’à sept mots entre deux interponctions : a-no-si-ya-wo-i-ke-no-i-tu-ta-sa-ke

 

Et ils sont très fréquents trois et deux mots entre deux interponctions. Dans le cas de l’égyptien, le signe correspond à Z1 et sert à indiquer que le signe antérieur est un logogramme mais souvent il remplie aussi les espaces vides. D’ailleurs, autres lignes verticales peuvent servir comme substituts des signes considérés trop dangereux pour être écris (dû à des idées magique superstitieuses) et sont employés pour écrire les noms des dieux.
Dans le cas du cunéiforme, chaque mot placé dans un compartiment, peut-être lue également de manière polysémique, alors un mot peut-être aussi une phrase. Pourtant dans le linéaire B, l’idée que les signes entre interponctions sont des mots entiers reste une chose très incertaine.
L’idée que le linéaire B est un système « double » qui utiliserait des signes phonologiques et des signes idéographiques pour dire deux fois la même chose, l’une étant la chose et l’autre étant un « aide mémoire » que répète ce qu’est la chose, est contraire aux autres systèmes syllabaires où le déterminatif (soit sémantique, soit phonologique) possède la fonction d’indiquer la bonne lecture car les syllabes que le précèdent sont polysémiques, mais il ne répète pas ni la mot écrite ni sa flexion. C’est fort plus prudent, considérer que dans le linéaire B aussi, comme dans tous les systèmes syllabaires, l’idéogramme est un logo-phonogramme susceptible d’une lecture par rébus à plusieurs niveaux et il peut engendrer des variantes polysémiques par homophonie.

La seule solution consiste à reprendre les textes en considérant que le linéaire B est un système mixte comme tous les autres syllabaires dont les signes sont au même temps logographiques, puisque ils disent des mots, et phonologiques puisque ils disent des sons, qui servent à composer des autres mots, selon leur position dans le contexte et que il est un système polysémique puisque sa lecture réfère au même temps plusieurs mots par homophonie. Cette nouvelle traduction nécessite être guidé et appuyée par les avancées apportées par l’archéologie et l’iconologie, en y ajoutant une critique philologique, historique, herméneutique et une réflexion interprétative sur les symboles religieux et les mythes.

  1. La recherche

Nous considérons les lacunes par lesquelles les traductions — et même le déchiffrage — du linéaire b ont été
mises en doute6, de la façon suivante:

1) En associant des phonèmes pour trouver des mots mycéniens, les déchiffreurs ont avancé qu’il s’agissait de noms de personnes et de toponymes, en quantité exorbitante. La variété et la quantité de noms qui sont introuvables dans la tradition postérieure sont étonnantes. La critique les refuse car ils sont construits selon un processus subjectif, artificiel, énormément sollicité pour les rapprocher de noms connus, pour lesquels il n’y a ni évidence archéologique ni évidence philologique.7

2) L’outil communément utilisé par les traducteurs consiste à agglutiner des consonnes (r et l, g et k, p et b, t et n…). Même s’il existe dans le grec, c’est un choix casuel et délibéré, qui sert à créer des mots en toute liberté, sans cohérence et selon les convenances, même s’il ne permet de traduire— de manière acceptable, satisfaisante et complète— aucun texte.

3) Dans les traductions, on ne lit pas des mots simples monosyllabiques— comme fils, terre, chair, tombe, pluie, feu, libation— des choses élémentaires. Et en même temps, on cherche à trouver des mots très complexes et syllabiquement très étendus, en étant le grec une langue très riche en monosyllabes, un fait qui a été ignoré de manière systématique par les déchiffreurs et leurs acolytes.

4) Dans les traductions on ne trouve aucun des noms de divinités ou des puissances qui sont considérées comme la partie la plus importante de la tradition minoenne et mycénienne, telles qu’elles sont représentées dans l’art de ces peuples. On ne trouve aucune trace dans le linéaire b d’une figure qui puisse être reliée à la colombe ou au serpent, ni aucune mention de taureaux, de cornes de la consécration, de doubles haches ou autres objets communs dans l’appareil du culte.

5) Les évidences qui découlent des recherches ne se reflètent pas dans les textes. On sait que la mycénienne était une société qui partageait des rites funéraires de grande portée, la guerre, l’alcool et l’importance du lignage8.

6) L’étonnante contradiction entre les résultats des traductions du linéaire b et l’histoire des religions dans la grande tradition des exégèses, depuis Manhardt, Frazer, L Farnell, J. Harrison, W. F. Otto, E. R. Doods, W. Burkert, M. Eliade, J. P. Vernant, M. Détienne, K. Kerényi, etc.

7) La pauvreté des résultats qui ne parvient pas à établir de rapport avec les trouvailles archéologiques comme les objets rituels et l’évidence des rites de l’appareil du culte.

8-)Même si l’on trouve une certaine continuité symbolique entre les hiéroglyphes crétois, le linéaire A et le linéaire b, on ne progresse pas pour autant dans la compréhension de ces autres systèmes d’écriture.

9) Le contenu économique et industriel des traductions ne trouve ni précédent ni analogie dans aucune tradition voisine du monde mycénien, comme dans les textes de la tradition mésopotamienne, hittite ou égyptienne. Par contre, il se rapproche beaucoup des listes d’administration conçues dans l’après-guerre européen.

10) Le linéaire b est un système syllabaire comme le cunéiforme, l’égyptien ou le maya, néanmoins il n’a pas été traité comme tel, du moment que dès le déchiffrement, la polysémie des monosyllabes, une caractéristique structurelle de tous les systèmes syllabaires, jamais a été établie. Ceci est une chose que rend complètement impossible la lecture correcte dans les termes proposés jusqu’à ici.

Compte tendu de ces faiblesses, nous suggérons que ces traductions du linéaire b manquent une réelle élucidation. La compréhension de la religion et des rituels minoen et mycénien, à laquelle a contribué une longue liste de chercheurs notables, était admirable de clarté grâce aux études iconographiques, symboliques, historiques et de la tradition écrite grecque. Cette compréhension se basait sur des évidences irréprochables. Mais ce travail sans la lecture des textes s’est arrêté avec les interprétations d’un mycénien qui manque totalement de supports. Ce qui a provoqué une scission entre les traductions faites jusqu’ici et l’archéologie, l’anthropologie, l’analyse iconographique de l’histoire des religions, la sociologie des religions… Car l’écriture mycénienne linéaire b a été considérée comme une écriture de type administratif qui réduit toutes les tablettes à des listes comptables ou simplement quelques listes d’offrandes. Le manque de contenu dans ces traductions partielles cache le fait que le monde mycénien avait une vie religieuse remarquable. Les évidences obligent à prendre en compte les règles communes à tous les systèmes syllabaires ensemble à la sémantique de l’imagerie, du rituel, l’histoire, l’anthropologie religieuse, la sociologie de la religion, les rapports archéologiques.

Jusqu’à présent, on a supposé que les signes du linéaire b représentaient des syllabes de mots multisyllabiques, en regardant le grec pour remonter au mycénien. Or, si, comme base pour la compréhension des tablettes, on se détache de tout préjugé d’association syllabique, on peut établir que ces signes représentent des mots monosyllabiques.
Si l’on décide, tout simplement, de trouver dans le grec des mots monosyllabiques ou bi-syllabiques, comme dans tous les autres systèmes syllabaires, et qui peuvent correspondre à ces phonèmes, on peut obtenir une traduction complète, pleine de continuité et de cohérence. Le choix monosyllabique tamise la possibilité de signifiés des phonèmes, ce qui permet de trouver, dans le contexte, une juste interprétation.
Si l’on évite toute prédilection pour des formes syllabaires étendues et si l’on accorde surtout de l’importance aux monosyllabes, aux racines de la langue et aux mots susceptibles de se réduire à une seule syllabe, on peut interpréter les signes comme mots monosyllabiques, utilisant cette autre manière de percevoir le signifié de chacun des phonèmes du linéaire b. En respectant toujours les valeurs phonétiques déjà établies par M. Ventris, notre propos est de démontrer qu’il s’agit d’une écriture qui joue avec la polysémie et qu’elle dissimule, dans ce qui paraît être des listes administratives, des textes religieux sur lesquels pesait un tabou. Notre intention est de prouver que l’écriture en linéaire b se servait de la polysémie, l’homophonie, la paronomase, l’euphémisme, et qu’elle était exécutée avec l’intention de dissimuler le sujet et que pour ne pas rendre cela trop transparent, on l’a déguisé en listes d’objets, de personnes ou d’animaux.
Notre objectif est d’établir que les iconogrammes et les numérales, peuvent être interprétés par les recours linguistiques susnommés et que si l’on se livre à une interprétation monosyllabique, on peut lire le sens caché des textes, c’est-à-dire qu’on peut lire les croyances et les rituels mycéniens en toutes lettres.

La suite sur  http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00193886

 

1 L. V. WATROUS, “Egypt and Crete in the Early Middle Bronze Age: A Case of Trade and Cultural Diffusion”, in Robert LAFFINEUR-Robin HÄGG (éds.), Proceedings of the 50th Anniversary Symposium, Cincinnati, 18-20 April 1997, Liège, 1998, Aegeum 18, (1998).
2 On parle de “International Style”, voir SWDS, 3-4 ; J.L. CROWLEY, “The Aegean and the East, An Investigation into the Transference of Artistic Motifs between the Aegean, Egypt and the Near East in the Bronze Age” (1989); aussi, “Iconography and Interconnections”, in Robert LAFFINEUR-Robin HÄGG (éds.), Aegeum 18, (1998), p. 171-182; W. STEVENSON SMITH, Egyptian Sculpture and Painting in the Old Kingdom (1946) et H. SCHAFER, Principles of Egyptian Art (1986); P. Rehak, “Aegean Natives
in the Theban tomb paintings: The Keftiu revisited”, Aegeum 18, (1998), p. 39-51.
3 J.L. CROWLEY, “Iconography and Interconnections”, Aegeum 18, (1998), p.172 et n. 8. L’unique approche cohérente sur le linéaire b est ce de V. L. ARAVANTINOS, L. GODART, A. SACCONI, Thèbes: Fouilles de la Cadmée I: Les tablettes en linéaire b de la Odos Pelopidou, Pisa-Rome, Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 2001, ibid III: Corpus des documents d’archives en linéaire b de Thèbes, Pisa-Rome,Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 2002 et V. L. ARAVANTINOS, M. DEL FREO, L. GODART, Thèbes: Fouilles de la Cadmée IV: Les textes de Thèbes, Translitération et tableaux des scribes, Pisa-Rome: Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 2005.
4 A. EVANS, PM I, p. 671-673. MARTINOTTI-hal-00193886, version 5 – 29 May 2011
5 E. PAPARATSOUCHA, « Le Sanctuaire Représenté en Fragments: Un Aspect de l’Iconographie Talismanique. » in Robert LAFFINEUR-Robin HÄGG (éds.), Aegeum 22, Potnia, VIII th International Aegean Conference Göteborg, Göteborg University, avril 2000, 1 er vol., p. 269-274.
6 S. LEVIN, The Linear B Decipherment Controversy Re-Examined, State University of New York Press Albany 1964; M. POPE The Story of Archaeological Decipherment: From Egyptian Hieroglyphs to Linear B (the World of Archaeology) New York: Scribner, 1975; ibid, “Kober, Ventris, and Linear B”, The Story of Archaeological Decipherment: From Egyptian Hieroglyphs to Linear B, Scribners, New York (1975).
7 Ces points ont été remarqués avant tout par Sinclair Hood, mais il a conclu que la langue du linéaire b n’était pas grecque (voir note 3).
8 H. WHITTAKER VON HOFSTEN, “Mycenaean Cult Buildings. A study of their Architecture and Function in the context of the Aegean” ; G. NORDQUIST, “A Middle Helladic Village : Asine in Argolide and the Eastern Mediterranean”, (NIA 1, 1997) p. 158-160, Upsala Studies in Ancient Mediterranean and Near Eastern Civilisations 16, (1987); L. BEAN, The Anthropology of power: ethnographic studies from Asia, Oceania and the New World. Sur l’importance du lignage, voir le travail de Carlo BRILLANTE en Mythopoïétique en Temps égéens, (1984), vol. 1, sur la base de NILSSON, The Mycenaean Origin of Geek
Mythology, 1932.