Le préjugé comptable du linéaire B
LINÉAIRE B: LE PRÉJUGÉ COMPTABLE ET PICTOGRAPHIQUE D’UN SYLLABAIRE LOGOGRAPHIQUE, PHONOLOGIQUE ET
POLYSÉMIQUE.
©Enriqueta et Tina Martinotti
hal-00311652, version 3 – 10 Sep. 2008
Le linéaire B tel qu’on le connaît aujourd’hui part d’un déchiffrage qui opère une synthèse entre la théorie comptable d’A. Kober, J. Chadwick et la tradition postérieure, avec la procédure de déchiffrage utilisée par M. Ventris. Le premier présuppose une théorie comptable et idéographique. La deuxième est la méthode qui consiste à disposer les signes sur une grille à partir de quelques-uns dont on connaît les équivalences par comparaison avec d’autres écritures, et par des approches selon des statistiques de fréquence.
Ces deux méthodologies, bien que présentées comme étant dépendantes l’une de l’autre, donnent des résultats si pauvres que l’on peut mettre en question la valeur de cette association. Commençons par analyser “l’axiome” selon lequel le Linéaire B est une “écriture double ” utilisée pour écrire des listes comptables. Il s’agit d’un axiome que n’a de correspondance dans aucun autre système syllabaire. Par contre, un bon exemple du type d’analyse qui pourrait bien s’appliquer au Linéaire B existe dans le système d’écriture linéaire syllabaire mésopotamien, apparu au quatrième millénaire ACN, et transformé en cunéiforme vers 2800 ACN. Dans le cunéiforme, le signe n’est pas un outil mnémotechnique pour créer une représentation mentale, il est utilisé pour dénoter un morphème ou un lexème. En outre, chaque signe est polysémique et polyphonique, puisqu’il se réfère en même temps à plusieurs mots 1.
Le cunéiforme est le premier d’une longue liste de systèmes syllabaires qu’il a engendrés ou influencés. La durée de son utilisation (la dernière tablette date du 75 a. J.C.), est témoin de l’énorme influence qu’il a eu, malgré le temps et les changements des peuples. Et bien que la sumérienne fût une langue agglutinante, le système cunéiforme a été utilisé par des peuples indoeuropéens. Malgré le fait que le sumérien, l’égyptien ou l’hittite soient loin d’être des systèmes syllabaires “standards” 2 , ils partagent néanmoins certaines particularités: la polysémie et l’homophonie. Et tous ont la caractéristique d’être des écritures logographiques et phonologiques3. Pour citer Jean-Jacques Glassner, “les anciens Egyptiens, un siècle ou deux après la Mésopotamie, les Chinois, 2 000 ans après la Mésopotamie et les Mayas 4 600 ans après la Mésopotamie ont inventé indépendamment les uns des autres le même système d’écriture, logographique et phonologique. Chaque signe est partout polysémique, il a plusieurs valeurs.” 4
Est-il possible que le Linéaire B soit le seul parmi les syllabaires qui manque de polysémie? On peut en douter.
Examinons les principes du déchiffrement du Linéaire B. Depuis Evans les tablettes ont été considérées comme des inventaires de personnes, animaux et objets. Cette idée est née dès le moment où certains logogrammes ont été considérés comme des “idéogrammes pictographiques” 5 accompagnés par un système numérique décimal. D’autres signes, par groupes de deux à sept, qui précédent ces idéogrammes, furent interprétés comme des “mots”.
Ces préjugés ont été pris comme des “évidences” (selon les dires de Chadwick)6 avant même d’aborder le déchiffrage de Ventris. Alice Kober, se basant sur les prémisses de ce préjugé comptable, lorsqu’elle voit l’idéogramme d’un chariot, présume qu’il s’agit d’une description de chariots. Elle a noté des variables et des constantes dans l’ordre de certaines séries de signes, ce qui l’a conduite à établir qu’il s’agissait de flexions grammaticales. Sans avoir le moindre phonème, elle a cru pouvoir identifier certaines séries de signes comme des verbes.7 La conséquence de ce manque total d’évidences a conduit Myres à rejeter de nombreuses fois cette hypothèse 8. Chadwick, ultérieurement, consacrera ses efforts à valider la théorie des flexions basée sur les idées de Kober.
Parallèlement à Kober, Ventris s’avançait en appliquant la méthode de la “grille” à partir d’une partie des signes identifiés par analogie avec plusieurs systèmes d’écriture pour aboutir à leurs valeurs phonétiques.
Dans le DMG, Chadwick présente en cinq pages le déchiffrement comme un processus unique alors qu’il s’agit en réalité de deux étapes différentes. L’une est le travail de Ventris: la comparaison des signes avec d’autres systèmes d’écriture et les statistiques de fréquence des signes selon leur position pour identifier les voyelles, selon l’observation des comportements des voyelles dans le grec. L’autre partie est la théorie des flexions, basée sur le travail de Kober, suivie et longuement développée par Chadwick.
Aujourd’hui on considère que le Linéaire B est une écriture tout à fait différente des autres systèmes syllabaires – elle utiliserait des signes phonétiques et des signes “idéographiques”, ensemble ou séparément, pour écrire deux fois la même chose, l’une étant la “chose”, l’autre étant un “aide mémoire” qui répète ce qu’est la “chose”. Un système donc de type “double” 9, unique au monde. Et qui, en outre, serait la seule écriture connue à usage exclusivement administratif et comptable.
La critique des théories de l’origine comptable et pictographique de l’écriture sumérienne émise par Glassner peut utilement s’appliquer à la mycénologie. Il infirme ces deux théories, par l’examen des évidences, dans ses critiques de P. Amiet, M. Lambert et D. Schmandt-Besserat (bien que, comme il le dit lui-même, elles restent la vulgata des manuels scolaires et
des musées) 10.
Glassner considère que l’écriture a été créée à partir de la pratique des auspices. Ce n’est qu’ensuite que ces signes d’écriture sacrée trouveront d’autres types d’usages. Selon lui, les théories comptable et pictographique dans le sumérien commettent l’erreur de croire que l’humanité primitive était exclusivement tournée vers la satisfaction des besoins immédiats, matériels et économiques, et qu’elle n’était pas capable d’une pensée conceptuelle. Depuis Aristote et jusqu’à Saussure, l’écriture n’est autre chose que la représentation de la langue. À ce propos, il s’intéresse12 aux travaux de Goody13, lesquels ont mis en évidence la fonction cognitive de l’écriture. Comme bien a remarqué Glassner, pour la création d’un système sémiotique il faut passer par la métonymie et la métaphore, les maitriser et les systématiser. Comme dans le cas du sumérien, cette démarche intellectuelle est trop complexe pour n’avoir d’autre fonction que faire de simples listes comptables14. L’auteur nous rappelle que l’on ne peut pas considérer comme écriture les pictogrammes ou idéogrammes sans phonétisme.15 Et que dans une écriture il n’y a pas “d’aide mémoire”.16
Cependant, on considère encore aujourd’hui que le Linéaire B comporte des signes qui sont précisément des “aides mémoires” idéographiques.
Les exemples de tous les autres syllabaires amènent à penser que ces “idéogrammes” sont en réalité des signes logographiques, phonétiques et polysémiques.
Dans toutes les études du mycénien on retrouve l’interprétation comptable et pictographique à cause de ces “idéogrammes” qui sont considérés comme étant “muets” (dans le cas d’une pure répétition) ou bien comme des déterminatifs sémantiques (dans le cas où ils annoncent une chose de manière pictographique). Le mot comporte une flexion de genre masculin (ou féminin) et est suivi en outre par l’idéogramme masculin (ou féminin) qui répète ce flexion. Ce serait alors un système à mi-chemin entre la pictographie et l’écriture.
D’un autre coté on trouve des syllabogrammes simples ou composés, suivis de numéros, ce qui a donné lieu, dans la théorie comptable, à les cataloguer comme syllabogrammes d’utilisation logographique, pour signifier des choses qui auraient pu se classer, comme huile, grain, vin, etc.
Toutefois, si l’on suit l’exemple des autres systèmes syllabaires pour le Linéaire B, on constate que:
1. Dans les systèmes syllabaires chaque signe peut indiquer un mot ou un son, suivant sa position dans le contexte.
2. Dans les systèmes syllabaires les déterminatifs sémantiques ont la fonction d’indiquer la bonne lecture, car les syllabes qui les précèdent sont polysémiques.
3. Un déterminatif peut être sémantique mais il n’est pas la répétition du mot écrit ni sa flexion.
4. Dans les systèmes syllabaires les signes ne sont pas des “aides mémoires”.
Voyons l’exemple de la tablette de Cnosos 17=Ai739:
RA-SU-TO A-KE-TI-RI-JA + idéogramme de femme + numéro 2
KO-WA + numéro 1 KO-WO + numéro 1
La traduction selon Chadwick est: À Lasunthos (Lasaía ou Lárisa), deux bonnes d’enfants (akestríai), une fille et un garçon. Pour commencer… (continue)
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1 J-S GLASSNER, Écrire à Sumer, l’invention du cunéiforme, Paris, Le Seuil, 2000,
pp. 15,180.
2 I.J. GELB, Pour une théorie de l’écriture, Paris, Flammarion, 1973, p. 12.
3 Sur l’homophonie polysémique dans les hiéroglyphiques et le cunéiforme hittite: E. LAROCHE, Etudes sur les hiéroglyphes hittites, Paris, P. GEUTHNER, 1954, p. 104; S. VANSEVEREN, NISILI, Manuel de Langue Hittite, PEETERS PUBLISHERS, p. 12 sq.; E. POTTIER-R. DUSSAUD-G. MIGEON, Syria, revue d’art oriental et d’archéologie, Institut français
d’archéologie de Beyrouth, Paris, éd. P. GEUTHNER, 1954, p. 104. hal-00311652, version 3 – 10 Sep .
4 GLASSNER, o.c.(n 1), p. 95.
5 M.VENTRIS-J. CHADWICK, Document in Mycenaean Greek, Cambridge, 1973, I, p. 11.
6 DMG, p. 11.
7 Ceux qu’aujourd’hui on lit comme me-no et me-na.
8 MYRES, Scripta Minoa 2, p. 50.
9 J.T. HOOKER, La naissance des écritures: du cunéiforme à l’alphabet, Seuil, Paris, 1997.
10 J. J. GLASSNER, o.c. (n 1)chap. 3 pp. 69ss et chap. 4, pp. 87-112.
11 Ibid., o.c. (n 1), p. 112.
12 Ibid., o.c. (n 1)pp. 14-15.
13 J. GOODY, The Domestication of the Savage Mind, Cambridge 1977; The Interface Between
the Written and the Oral, Cambridge 1993.
14 L’apparition de l’écriture en Chine est notamment tardive (1300 ACN) par rapport aux précédents sumérien et égyptien, ce qui a porté à formuler l’hypothèse d’une importation. Mais dès ses débuts elle a été associée à la divination, et a continué postérieurement dans ce rôle exclusivement religieux. On soupçonne que les rois de la dynastie Shang (XVIIe-XIe s.) étaient héritiers d’une technique dont les archéologues font remonter l’origine jusqu’aux temps néolithiques, consistant à interpréter les craquelures produites par le feu sur les os des victimes animales offertes aux dieux et en particulier aux ancêtres. Les plus anciens textes ont été exécutés sur des os (omoplates) de bovins ou de cervidés, ou sur des plastrons de carapaces de tortues et sont les commentaires de la divination interprétée pour le roi-devin, assisté par ses officiants. P.T. DANIELS-W. BRIGHT, The World’s Writing Systems IV, “East Asian Writing Systems», Oxford University Press, New York, 1996; É. CHAVANNES, «La
divination par l’écaille de tortue dans la haute antiquité chinoise”, Le Journal Asiatique, 1911, Sér.10, T. 17, pp. 127-137
15 J. J. GLASSNER, o.c. (n 1)chap. 3 p 69 ss et chap. 5, p. 113
16 Ibid., o.c. (n 1), p. 69 sq. Comme le note bien l’auteur, les stoïciens on reconnu dans le signe écrit un triple aspect: le nomen qui a comme unité au sein du système graphique, la figura, la forme qu’il épouse et la potestas, la valeur dont il est le porteur et qui ne se satisfait pas de la seule notation d’un son, cf. p. 77.